CHAPITRE II
Avant la tombée de la nuit, Hugh était de retour avec son prisonnier ; il avait inspecté la bordure ouest de la Forêt Longue sans rencontrer de maraudeurs gallois ni d’hommes sans maître, vivant seuls dans les bois. Cadfael les vit passer devant le portail de l’abbaye, alors qu’ils s’apprêtaient à traverser la ville pour se diriger vers le château où le jeune Gallois qui se révélerait peut-être utile un jour pourrait être gardé en sûreté. Comme on douterait sans doute de sa parole, il se retrouverait sûrement entre les quatre murs d’une bonne cellule forte. Hugh pouvait difficilement se permettre de le laisser filer.
Cadfael eut à peine le temps de l’apercevoir sur son cheval au début du crépuscule. Il semblait s’être montré difficile en chemin car il avait les mains liées dans le dos, un homme d’armes tenait la monture par les rênes, les pieds du cavalier étaient attachés aux étriers et, fait significatif, un archer le suivait de très près. Si ces précautions visaient simplement à s’assurer de sa personne, le succès était incontestable, mais si l’on avait pour but de l’intimider, comme le jeune homme lui-même semblait le supposer, la réussite était loin d’être totale, car il manifestait une impudence hautaine, dédaigneuse, se redressait de toute sa taille, sifflait à l’occasion et adressait, par-dessus son épaule, des propos en gallois que l’homme n’aurait peut-être pas acceptés aussi calmement s’il avait été capable d’en comprendre la teneur comme le pouvait Cadfael. Il ne manquait ni d’audace ni d’un certain culot, ce jeune prisonnier, mais il y avait probablement aussi de la bravade dans son attitude.
C’était un garçon de belle allure, assez grand pour un Gallois, avec un menton et des pommettes indiquant la hardiesse, un teint coloré, fréquent chez ceux de sa race, d’épaisses boucles noires emmêlées, qu’agitait le vent du sud-ouest (il était en effet nu-tête) et qui tombaient élégamment sur ses sourcils et ses oreilles. Pieds et poings liés, il n’en chevauchait pas moins comme un centaure et, de temps à autre, il asticotait ses gardiens en gallois d’une voix haute et claire. Soeur Magdeleine n’avait pas menti, il avait vraiment une dégaine princière, et ses manières montraient qu’il était vraisemblablement fier et sans doute, songea Cadfael, gâté d’une manière scandaleuse. Situation qui n’avait rien de rare chez un fils unique, selon toute apparence et qui présentait fort bien.
La procession poursuivit son chemin et peu à peu le sifflement puissant et mélodieux du prisonnier cessa de se faire entendre sur la Première Enceinte, puis au-delà du pont. Cadfael retourna à son atelier de l’herbarium et ranima son feu pour mettre à bouillir un élixir tout frais de marrube en prévision des toux et des refroidissements de l’hiver.
Hugh descendit du château le matin suivant avec l’intention d’emprunter Cadfael à l’abbaye pour visiter son prisonnier. Apparemment le jeune homme avait à la cuisse une plaie à vif, car il s’était cogné à une pierre en tombant à l’eau, mais il s’était donné bien du mal pour nul ne s’en aperçoive.
— A mon avis, dit Hugh avec un Petit sourire, il serait mort plutôt que de montrer ses fesses afin que ces dames puissent lui appliquer un cataplasme. Maintenant, il faut reconnaître que sa blessure n’est pas mortelle, mais il n’a pas dû s’amuser pendant les quelques miles qu’on lui a fait faire. En tout cas, il n’en a rien montré. Et il a rougi comme une jeune fille quand on a remarqué qu’il se frottait là où il avait mal et qu’on l’a forcé à se déshabiller.
— Vous ne lui avez pas mis de pansement pour la nuit ? Allons, allons, pas d’histoires ! Dîtes-moi un peu pourquoi vous avez besoin de moi ? demanda Cadfael, fine mouche.
— Parce que vous parlez gallois, et gallois du Nord ; ce garçon vient sûrement de Gwynedd, ce doit être un des fils de Cadwaladr – et puis, pendant que vous y serez, vous pourrez lui apporter un peu de réconfort. On lui parle anglais, mais il se contente de secouer la tête et de répondre en gallois. Il a cependant une lueur coquine dans l’oeil qui me donne à penser qu’il comprend très bien et qu’il s’amuse à nos dépens. Pourquoi ne viendriez-vous pas lui parler anglais, et tendre un piège à cette jeune tête de mule qui croit que nous prenons ses insultes en gallois pour des politesses ?
— Il ne s’en serait pas tiré à si bon compte avec soeur Magdeleine, si elle avait su qu’il était blessé, remarqua Cadfael, songeur. Il aurait pu rougir tout son soûl, ça ne l’aurait guère avancé.
Et il s’en alla, tout content, dire à frère Oswin ce qu’il convenait de surveiller plus particulièrement dans l’atelier, avant d’accompagner Hugh au château. Quand il se confessait, il reconnaissait pécher souvent par excès de curiosité. Mais enfin quoi, il était gallois, et quelque part, dans le maquis des généalogies, ce garçon obstiné était peut-être un parent éloigné.
On avait montré un respect indubitable pour la force, l’astuce et l’ingéniosité du prisonnier en le fourrant dans une cellule sans fenêtre, mais où il ne manquait de rien. Cadfael alla le voir seul et entendit la porte se refermer derrière eux. Il y avait une lampe dont la mèche flottait dans une soucoupe d’huile ; on y voyait suffisamment car la pierre pâle du mur réfléchissait la lumière de toutes parts. Le prisonnier regarda de travers l’habit du bénédictin, ne sachant trop que penser de cette visite. En réponse à ce qui était visiblement une formule de politesse en anglais, il répondit tout aussi courtoisement en gallois, mais pour tout le reste, il secoua sa tête brune d’un air désolé, donnant l’impression qu’il ne comprenait pas un traître mot. Il réagit assez vite cependant, quand Cadfael ouvrit sa besace et sortit ses baumes, lotions et autres bandages. Il s’était peut-être trouvé fort bien cette nuit d’avoir accepté que l’on soigne sa plaie, car cette fois ci, il consentit sans façons à se dévêtir et laissa Cadfael refaire son pansement. Il avait certes aggravé sa blessure en montant à cheval, mais avec du repos, tout se réparerait vite. Sa chair était sans défaut, solide, lisse et ferme. Sous la peau, les muscles roulaient, doux comme de la soie.
— C’était idiot de souffrir sans rien dire, remarqua Cadfael, dans un anglais tout simple, on t’aurait soigné et tu n’y penserais plus. Mais serais-tu idiot ? Dans ta situation, tu devras apprendre à être discret.
— Je n’ai rien à apprendre de la part des Anglais, dit le garçon en gallois, secouant toujours la tête comme s’il ne comprenait rien du tout. Et puis, je ne suis pas idiot, moi, sinon je serais aussi bavard que toi, espèce de vieux déplumé.
— On t’aurait bien soigné au gué de Godric, tu sais, continua innocemment Cadfael. Tu as perdu quelques jours là-bas.
— Avec cette bande de vieilles folles, répliqua le garçon, impassible, et laides par-dessus le marché.
Là, ça commençait à bien faire.
— Ce sont quand même elles qui t’ont tiré de l’eau, qui t’ont séché, tout seigneur que tu es, et qui t’ont évité d’y rester, s’exclama Cadfael, indigné, en gallois, cette fois. Et si tu n’es pas fichu d’avoir un brin de reconnaissance à leur égard en t’exprimant dans une langue qu’elles puissent comprendre, tu es sûrement le gamin le plus mal élevé du pays de Galles. Et si tu veux tout savoir, beau jeune homme, il n’y a rien de plus laid et de plus détestable que l’ingratitude. Ni de plus bête non plus, et j’ai bien envie de t’arracher ce bandage, ça mettra peut-être un peu de plomb dans la tête au sale gosse que tu es !
Le jeune homme était maintenant assis tout droit sur son banc de pierre, bouche bée, la stupéfaction lui donnait l’expression d’un clown. Il fixa Cadfael avala sa salive, et rougit lentement du cou au front.
— Je suis trois fois plus gallois que toi, bougre d’andouille, dit Cadfael qui retrouvait son calme, car apparemment j’ai trois fois ton âge. Maintenant, respire un bon coup et parle ; et en anglais, s’il te plaît, car je te jure que si tu me reparles gallois, pour ne citer que cela, je m’en vais et te laisse te débrouiller tout seul. Et ça m’étonnerait que cela te plaise. Me suis-je clairement fait comprendre ?
Le garçon hésita un instant, prêt à se mettre en colère, humilié, car il n’avait pas l’habitude d’être rabroué, et puis soudain, il se racheta : rejetant la tête en arrière, il éclata d’un rire clair, où il reconnaissait s’être conduit comme un imbécile, et aussi qu’il s’était jeté la tête la première dans le piège. Heureusement, il avait un bon fond que sa contestable éducation n’avait pas détruit.
— C’est mieux, admit Cadfael, désarmés C’est bien joli de siffloter et de jouer les fiers-à-bras pour ne pas perdre la face, mais pourquoi feindre de ne pas parler anglais ? Si près de la frontière, combien de temps aurais-tu pu tenir avant qu’on ne te débusque ?
— D’ici un ou deux jours, répondit le jeune résigné, j’aurais peut-être réussi à savoir quel sort on me destinait. Tout ça est nouveau pour moi. J’avais un peu perdu le nord.
Il maîtrisait très correctement l’anglais, à partir du moment où il consentait à le parler.
— Et ton impudence servait à te donner du courage, j’imagine. Mais tu devrais avoir honte de dire du mal des saintes femmes qui t’ont sauvé la vie, vaurien.
— Personne n’était censé me comprendre, protesta le prisonnier qui poursuivit presque aussitôt, magnanime : mais je n’en suis pas fier non plus. J’étais comme un oiseau pris au piège, qui attaque tant qu’il peut, par dépit et aussi pour s’échapper. Et puis, je ne voulais rien dire de moi, avant d’avoir évalué les intentions de mes geôliers.
— Ou pour les empêcher de t’évaluer toi-même, risqua Cadfael, rusé. Tu avais peur qu’on ne te libère que contre une forte rançon. Pas de nom, pas de titre, rien qui permette de calculer ta valeur ?
Le garçon fit oui de la tête. Il examinait Cadfael, se demandant visiblement ce qu’il devait lui cacher, même maintenant qu’il avait été percé à jour, et puis tout aussi impulsivement, il se laissa aller et les mots jaillirent comme malgré lui.
— A dire vrai, bien avant qu’on ne se lance à l’attaque du couvent, je commençais à me sentir mal à l’aise dans toute cette sale affaire. Owain Gwynedd ignorait tout des mouvements de son frère ; il sera très fâché après nous tous. Et quand Owain est furieux, je regarde attentivement où je mets les pieds. C’est exactement ce que je n’ai pas fait quand je suis parti avec Cadwaladr. Je regrette amèrement maintenant de m’être laissé entraîner, et de ne pas être resté à l’écart. Je n’ai jamais eu l’intention de causer du tort à vos dames, mais une fois que je m’étais mêlé à tout ça, je ne pouvais plus reculer. En outre, je me suis laissé prendre ! Par une poignée de vieilles femmes et de paysans ! On me regardera d’un oeil goguenard quand je rentrerai, si on ne se moque pas de moi.
Il avait l’air plus dégoûté qu’abattu, et il haussa les épaules avec un bon sourire à l’idée qu’on rirait de lui, mais la perspective n’en était pas plus agréable pour autant.
— Et si je coûte cher à Owain, ça ne va pas redorer mon blason. Il n’est pas du genre à prendre plaisir à dépenser son bel argent pour racheter les imbéciles.
Aucun doute, ce jeune homme gagnait à être connu. Il se conduisait en homme et évitait de rendre autrui responsable des erreurs qu’il était seul à avoir commises. Cadfael approuva cette attitude.
— Permets-moi de te glisser un petit mot discret. Plus tu as de valeur et plus Hugh Beringar t’appréciera ; c’est lui qui te retient ici. Et pas pour de l’argent, crois-moi. Il y a un seigneur, le shérif de ce comté, qui est très probablement prisonnier au pays de Galles comme toi ici, et Hugh Beringar tient à le récupérer. Si tu as autant d’importance que lui, et qu’on s’aperçoit qu’il est vivant, tu es sur la bonne voie pour rentrer chez toi. Et ça ne coûtera rien à Owain Gwynedd qui n’a sûrement jamais voulu tremper dans ces combines et qui sera trop heureux de nous le prouver en nous rendant Gilbert Prestcote.
Le garçon avait repris confiance, et il rougit, l’oeil grand ouvert.
— C’est vrai ? Vous me conseillez de parler ? Et j’ai de bonnes chances de rentrer chez moi avec la bénédiction de tout le monde ? Ce serait une solution plus agréable que ce que j’avais envisagé.
— Ou mérité ! s’exclama Cadfael, sans ambages, et il vit le jeune homme rougir de colère, puis se détendre de nouveau et secouer ses boucles brunes avec un brusque sourire.
— Allez, ne t’en fais pas, ça s’arrangera. Raconte-moi ton histoire maintenant, pendant que je suis là, car je suis vraiment curieux. Mais inutile de la raconter deux fois. Laisse-moi aller chercher Hugh Beringar, et voyons si on peut arriver à s’entendre. Pourquoi rester ici à la dure, alors que tu pourrais te détendre les jambes dans les salles du château ?
— C’est d’accord ! s’exclama le jeune homme, rayonnant d’espoir. Amenez-moi à confesse et je ne vous cacherai rien.
A présent qu’il était décidé, il s’exprimait avec un enthousiasme volubile ; il était ouvert de nature et modérément amateur de silence. Son mutisme avait dû lui coûter d’énormes efforts sur lui-même. Hugh lui prêta oreille sans rien manifester de ses sentiments, mais à présent Cadfael savait interpréter le moindre frémissement de ces sourcils fins et mobiles, et le moindre éclat de ce regard noir.
— Je me nomme Elis ap Cynan, ma mère est cousine d’Owain Gwynedd qui est mon suzerain. Il s’est occupé de moi depuis qu’il m’a placé en nourrice à la mort de mon père. C’est-à-dire qu’il m’a mis chez mon oncle, Griffith ap Meilyr, où mon cousin Eliud et moi avons grandi comme deux frères. La femme de Griffith est aussi une parente éloignée du prince, et Griffith est l’un de ses principaux vassaux. Owain a de l’estime pour nous. Il ne me laissera pas ici, en captivité, de son plein gré, affirma le jeune homme avec confiance.
— Même si vous avez filé en douce avec son frère pour prendre part à une bataille à laquelle il ne tenait pas à être mêlé ? s’étonna Hugh sans sourire, mais d’une voix douce.
— Oui, sans aucun doute, persista Elis d’un ton ferme. Maintenant si vous voulez tout savoir, je n’en suis vraiment pas fier, et j’aurai encore de meilleures raisons de le regretter quand il faudra que je rentre et que je me présente à lui. Je vais passer un mauvais quart d’heure, aucun doute là-dessus.
Mais cette perspective ne semblait pas le plonger dans le désespoir et son sourire soudain, audacieux en présence de Hugh dont il ignorait tout, brilla un bref instant.
— Je me suis conduit comme un imbécile. Oh, ce n’est pas la première fois, ni la dernière, j’en ai peur. Eliud a été plus raisonnable. Il est grave, réfléchi ; il pense comme Owain. C’était la première fois que nous n’étions pas d’accord. Ah si seulement je l’avais écouté ! Tiens, au fait, je ne l’ai jamais vu se tromper. Mais j’avais tellement envie de bouger un peu, j’ai fait ma tête de cochon, et vogue la galère !
— Et ce que vous avez vu, ça vous a plu ? s’enquit Hugh sèchement.
— Pendant la bataille, on était à armes égales, répondit Elis se mordant les lèvres pour réfléchir, et c’était un combat loyal. Vous y étiez ? Alors vous savez que c’était formidable ce qu’on a fait ; on a traversé la rivière en crue, et on a pris pied sur ce marais gelé, tout trempés et frissonnants qu’on était...
Ce souvenir enthousiasmant lui rappela soudain la seconde traversée, tentative qui s’était terminée bien moins héroïquement, le revers de la médaille en vérité. On l’avait repêché comme un chaton qui se noie, et on l’avait ramené à la vie, la tête dans le sol boueux, recrachant l’eau qu’il avait ingurgitée, pressé entre les bras d’un robuste forestier. Il surprit le regard de Hugh, vit qu’il pensait à la même chose, et il eut le bon goût de sourire.
— Que voulez-vous ? L’eau ne prend pas parti, elle avale les Gallois aussi bien que les Anglais. Mais je n’avais rien à regretter à ce moment, pas à Lincoln. C’était une belle bataille. Après, non, ce qui s’est passé en ville m’a écoeurée. Si j’avais pu prévoir, je ne serais pas venu. Seulement voilà j’y étais, j’avais sauté le pas. Impossible de reculer.
— Ce qui s’est passé à Lincoln vous a écoeuré et pourtant vous êtes parti avec les autres mettre à sac le gué de Godric ? objecta Hugh avec bon sens.
— Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Me dresser contre tous mes amis et mes compagnons ? Prendre l’air vertueux et leur dire que leur projet était très vilain ? Non, ça n’est pas pour moi, ça ! s’exclama Elis en toute franchise. Vous remarquerez toutefois, que de la façon dont ça a tourné, je n’ai causé de tort à personne. Je me suis laissé prendre, et si ça vous amuse de le répéter, tant pis pour moi. Comme je suis de la famille d’Owain, quand il saura que je suis vivant, il voudra me racheter, je n’en prendrais pas ombrage. La conclusion de tout cela est que je suis ici pour l’heure, entre vos mains.
— Il n’y a donc pas de raisons pour qu’on n’arrive pas à s’entendre, vous et moi, conclut Hugh, car il me paraît vraisemblable que mon shérif, que moi aussi je tiens à récupérer, soit prisonnier au pays de Galles, comme vous l’êtes ici. Si cela se vérifie, un échange ne devrait pas poser de problème majeur. Je ne tiens pas à vous garder sous clé, entre quatre murs, si vous, vous acceptez de vous conduire correctement en attendant que tout cela se règle. Donnez-moi votre parole de ne pas chercher à vous échapper, ni de sortir de cette enceinte, et vous pourrez circuler librement à l’intérieur du château.
— Bien volontiers, croyez-moi ! affirma Elis. Je m’engage sur l’honneur à ne rien tenter, ni à franchir ces portes avant que vous ayez retrouvé votre homme et que vous m’ayez donné la permission de quitter les lieux.
Cadfael retourna voir le jeune Gallois le lendemain pour s’assurer que sa blessure se refermait bien sans s’infecter. Déjà les lèvres de la plaie se rapprochaient comme deux amoureux, et cette égratignure ne laisserait pratiquement pas de cicatrice.
Il était d’un commerce fort agréable, ce jeune Elis ap Cynan, on lisait en lui comme dans un livre, et il s’ouvrait à vous comme une marguerite au soleil de midi. Cadfael s’attarda un peu pour voir ce qu’il avait derrière la tête ; il n’eut guère de difficulté et la moisson qu’il rapporta fut aussi riche qu’innocente. Ce fut d’autant plus facile que le jeune homme n’avait plus rien à perdre et que son seul auditeur était un vieux compatriote aux idées larges ; il se laissa donc aller, plein d’un enthousiasme innocent.
— Je me suis vraiment disputé avec Eliud à propos de mon escapade, dit-il d’un ton de regret. Pour lui, ça n’était pas une bonne affaire pour le pays de Galles et le butin qu’on rapporterait ne compenserait pas la moitié du tort que ça nous causerait. J’aurais dû savoir qu’il avait raison. C’est toujours pareil. Mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’on ne lui en veut pas ! C’est impossible d’être fâché contre lui – en tout cas, moi, je n’y parviens pas.
— Les frères de lait sont souvent plus proches que les frères de sang, je sais, constata Cadfael.
— Beaucoup plus proches, même, dans la plupart des cas. C’est presque comme si on était jumeaux. Eliud a fait son entrée dans le monde une demi-heure avant moi, et il a toujours agi comme s’il était l’aîné. Il doit être fou d’inquiétude à mon sujet en ce moment, car tout ce qu’il sait, c’est que j’ai été emporté par les eaux. Je voudrais bien que cet échange se réalise vite, qu’Eliud apprenne que je suis encore en vie pour le faire enrager.
— Je suppose qu’il n’y a pas que ton cousin et ami à s’inquiéter de ton absence, suggéra Cadfael. Tu n’es pas encore marié.
— On m’en a menacé, rien de plus, répondit Elis, avec une grimace. Mes aînés m’ont fiancé quand j’étais gamin, mais je ne suis pas pressé. Enfin, tout le monde y passe ; les hommes aussi quand ils arrivent à l’âge mûr. Il faut penser aux terres et aux alliances.
Il en parlait comme du poids des ans, qu’on accepte, mais sans plaisir. De toute évidence, il n’était pas épris de la dame en question. Il la connaissait probablement depuis l’enfance, avait joué avec elle, et... l’avait plus ou moins oubliée depuis, selon toute apparence.
— Elle s’intéresse peut-être plus à toi que toi à elle, lança Cadfael.
Elis eut un bref éclat de rire.
— Ah non, pas elle ! Si je m’étais noyé dans la rivière, on l’aurait fiancée à quelqu’un d’autre d’aussi bonne naissance et il aurait tout aussi bien fait l’affaire. Elle ne m’a jamais choisi, ni moi non plus. Remarquez, elle n’a jamais émis la moindre objection et je n’en ai pas élevé non plus, on aurait pu l’un et l’autre tomber beaucoup plus mal.
— Et qui est cette dame fortunée ? demanda sèchement Cadfael.
— Allons bon, vous vous fâchez parce que je vous parle franchement, lui fit remarquer Elis d’un ton léger. Ai-je prétendu qu’elle était loin de me valoir ? Elle est très bien cette fille, en fait ; elle est petite, vive, brune, et elle est très jolie, si on va par là. Je m’en contenterai s’il le faut. Son père est Tudur ap Rhys, seigneur de Tregeiriog dans le Cynllaith – c’est un homme de Powys, ami intime d’Owain, et il pense comme lui ; sa mère était une femme de Gwynedd. La fille s’appelle Cristina. Sa main vaut son pesant d’or, ajouta sans enthousiasme le fiancé en titre. Moi, je veux bien, mais je m’en serais volontiers passé pendant un bon moment encore.
Ils marchaient dans la salle extérieure pour se réchauffer, car si le temps s’était mis au beau, le froid demeurait glacial et le garçon ne tenait pas à rentrer avant que ce soit indispensable. Il allait, la tête levée vers le ciel clair qui surplombait les tours, et son pas était aussi vif et élastique que s’il arpentait déjà la terre de son pays.
— On peut prolonger ton séjour ici, dit Cadfael malicieusement, en mettant tout notre temps à retrouver notre shérif ; comme ça tu seras tranquille et célibataire tant que tu voudras.
— Oh non ! protesta Elis avec un grand éclat de rire. Je vous en prie ! J’aime mieux être marié au pays de Galles que libre ici de cette façon. Remarquez, le mieux serait d’être au pays de Galles et de ne pas avoir d’épouse, avoua le fiancé malgré lui, qui ne manquait pas d’humour. Enfin, marié ou non, c’est un peu la même chose en définitive. Il restera toujours la chasse, les armes et les amis.
Joyeuse perspective, pensa Cadfael, secouant la tête en pensant à cette petite jeune femme, vive et brune, cette Cristina, fille de Tudur, si elle attendait de son mari qu’il ne soit pas seulement un adolescent agréable, qui serait prêt à la tolérer et à être gentil avec elle, mais qui n’éprouverait guère d’amour. Certes, plus d’un mariage réussi n’avait pas commencé sous de meilleurs auspices et s’était plus tard transformé en un feu rayonnant.
Leurs pérégrinations les avaient menés au passage voûté conduisant à la salle de garde intérieure et le soleil oblique, froid, lumineux, marquait le chemin de ses rayons. En haut de la tour d’angle, à cet endroit, Gilbert Prestcote s’était installé avec sa famille, plutôt que de garder une maison en ville. Entre les merlons du mur de protection, le soleil venait d’atteindre la porte étroite qui menait aux appartements privés au-dessus, et la jeune fille qui en sortit apparut en plein dans sa lumière. Elle était exactement le contraire de la petite Galloise, vive et brune, car elle était grande et fine comme une branche de bouleau, avec un visage ovale délicat, et une chevelure d’un blond éclatant. Les rayons se reflétaient dans ses cheveux ondulés tandis qu’elle hésitait un instant sur le seuil de la porte, frissonnant légèrement sous la caresse de l’air glacial.
Frappé par cette pâleur lumineuse, Elis resta là, comme pétrifié et regarda par le passage voûté, les yeux ronds et fixes, bouche bée. La jeune fille s’enveloppa dans son manteau, referma la porte derrière elle et traversant la salle de garde d’un pas vif, se dirigea vers la voûte qui débouchait en ville. Cadfael dut tirer le garçon par la manche pour l’arracher à son extase et l’obliger à dégager le passage, lui faisant prendre conscience qu’il dévisageait la demoiselle avec une intensité embarrassante dont elle pourrait s’offusquer si elle la remarquait. Il obéit et se déplaça, mais au bout de quelques mètres, il regarda par-dessus son épaule puis il s’arrêta de nouveau et resta planté là, refusant de faire un pas de plus.
Elle s’engagea sous la voûte avec un demi-sourire, car la matinée était très belle, mais il y avait toujours quelque chose de grave, d’inquiet et de triste dans son attitude. Elis ne s’était pas suffisamment écarté pour passer inaperçu ; elle sentit une présence toute proche et tourna vivement la tête. Il y eut un bref moment où leurs regards se croisèrent ; les yeux de la jeune fille avaient la couleur bleu sombre des pervenches. Le rythme de sa démarche se rompit, elle se laissa regarder, et il sembla presque qu’elle lui adressa un sourire hésitant, comme à quelqu’un qu’on reconnaît. Son visage s’empourpra lentement, puis elle se reprit, détourna le regard et continua vers la barbacane en accélérant le pas.
Elis la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait franchi le portail et disparu. Ses propres joues flambaient.
— Qui était cette dame ? demanda-t-il à la fois passionné et admiratif.
— Cette dame ? renvoya Cadfael. C’est la fille du shérif. Celui-là même dont nous espérons qu’il est vivant quelque part dans une prison galloise et que nous comptons échanger avec toi. C’est pour cela que l’épouse de Prestcote est venue à Shrewsbury ; elle a emmené avec elle sa belle-fille et son petit garçon dans l’espoir de retrouver bientôt son seigneur et maître. La mère de la jeune fille est morte sans lui donner de fils.
— Vous connaissez son nom ? Celui de la jeune fille ?
— Oui, elle s’appelle Mélisande.
Le garçon forma silencieusement ce nom de ses lèvres, puis épancha son émerveillement.
— A-t-on jamais vu d’aussi beaux cheveux ? s’exclama-t-il à voix haute, s’adressant au soleil, au ciel, plutôt qu’à Cadfael. Ils sont comme de l’argent tissé, plus fins que des fils de la vierge ! Et ce visage tout de lait et de rose... Quel âge peut-elle bien avoir ?
— Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Dix-huit ans, à peu près, à vue de nez. Plus ou moins le même âge que ta Cristina, ajouta Cadfael, le ramenant sans beaucoup de ménagements à la réalité. Tu lui rendras un signalé service en lui ramenant son père. Car pour autant que je sache, tu ne tiens guère non plus à rester ici.
Elis cligna des yeux, fit un effort pour détourner le regard de l’endroit où Mélisande Prestcote avait disparu et l’air complètement ahuri, comme si on venait juste de le tirer d’un sommeil profond.
— Non... non... dit-il, incertain et il continua à marcher comme s’il était encore sous le charme.
Au milieu de l’après-midi, alors que Cadfael s’occupait à réapprovisionner son stock de cordiaux pour l’hiver, dans son atelier de l’herbarium, Hugh vint lui rendre visite, faisant entrer du même coup un âpre courant d’air, avant de refermer la porte pour les protéger du vent d’est. Il s’approcha du feu pour se réchauffer les mains, prit un gobelet sans attendre l’invitation de Cadfael, se servit une rasade de vin et s’assit sur le large banc près du mur. Il se sentait bien dans ce monde en miniature, tamisé d’une douce lumière qui embaumait le bois et où Cadfael passait tant de temps. Il pouvait y réfléchir mieux que partout ailleurs.
— Je sors droit de chez votre abbé, annonça Hugh, et je vous enlève à l’abbaye pendant quelques jours.
— Il n’a pas protesté ? demanda Cadfael intéressé.
— Non, car c’était pour la bonne cause. Il tient, autant que moi, à retrouver et à récupérer Gilbert. Et plus tôt on saura si cet échange est possible, mieux ça vaudra pour tout le monde.
Cadfael ne pouvait qu’être d’accord sur ce point. Il pensait pourtant, un peu mal à l’aise mais pas encore inquiet, à sa visite du matin. Une vision si éloignée de tout ce qui était gallois et familier avait très bien pu impressionner un être jeune et influençable. Et avant cela, il y avait quelque chose d’autre dont il fallait tenir compte, l’honneur gallois si facile à blesser, et fait plus grave, la haine ancienne et toujours vivace de Gilbert Prestcote envers les Gallois, haine à laquelle certains d’entre eux répondaient par une violence égale.
— J’ai une frontière à garder et une garnison à conserver, commença Hugh, tenant son gobelet à deux mains pour le réchauffer. Nos voisins d’en face sont ivres de leurs propres exploits, et il y a de bonnes chances qu’ils cherchent partout à étendre leurs conquêtes. Transmettre un message à Owain Gwynedd est une affaire hasardeuse, nous le savons tous. Je n’aimerais pas trop lui envoyer un capitaine ne parlant pas gallois pour remplir cette mission, car il pourrait bien disparaître sans laisser la moindre trace. Il pourrait d’ailleurs arriver la même chose à cinq ou six hommes bien armés. Vous êtes gallois, vous avez votre habit comme cotte de mailles, et une fois passée la frontière, vous avez de la famille partout. Je suis tranquille, vous êtes une valeur beaucoup plus sûre qu’une petite troupe. Doté d’une modeste escorte, pour le cas où vous vous heurteriez à des irréductibles, et tenant compte de votre connaissance du gallois, et de vos liens familiaux pour affronter quiconque voudrait vous barrer la route, il n’y a rien à craindre. Qu’en dites-vous ?
— En tant que Gallois, répondit Cadfael parfaitement à l’aise, j’aurais honte d’être incapable de remonter dans mon arbre généalogique jusqu’à la seizième génération ; de plus quelques membres de ma famille sont ici même, dans ce comté ; ce n’est pas le plus mauvais passeport pour se rendre à Gwynedd.
— Certes, mais selon certains, Owain pourrait ne pas se trouver dans les landes de Gwynedd, mais beaucoup plus près. Ranulf de Chester est très gourmand, et il n’est pas encore rassasié ; le prince se serait rapproché vers l’est pour surveiller ses propres terres. Enfin, si l’on en croit la rumeur. Certains murmurent même qu’il se trouverait dans les Berwyns de ce côté de la frontière, à Cynllaith ou à Glyn Ceiriog, et qu’il ne quitte pas des yeux Chester et Wrexham.
— Ça lui ressemblerait bien, acquiesça Cadfael. Il voit grand et nettement plus loin que le bout de son nez. Que suis-je censé faire ? Exposez-moi ça.
— Demander à Owain Gwynedd si c’est lui qui détient mon shérif, capturé à Lincoln, ou s’il peut le reprendre à son frère. Et s’il répond oui, ou s’il voit le moyen de le récupérer, est-il prêt à l’échanger contre son jeune parent Elis ap Cynan ? Vous savez, personne n’est mieux placé que vous pour lui dire que le garçon se porte comme un charme. Owain pourra avoir toutes les garanties qu’il réclame, puisque nul n’ignore que c’est un homme de parole mais en ce qui me concerne, il n’est pas forcé de savoir que j’en suis un aussi. Il ne connaît peut-être même pas mon nom. Maintenant il me connaîtra mieux, si nous devons traiter cette affaire ensemble. Acceptez-vous d’aller le voir ?
— Quand ? demanda Cadfael, mettant son pot de côté pour le laisser refroidir et venant s’asseoir près de son ami.
— Demain, si cela vous laisse le temps de déléguer vos pouvoirs.
— Les hommes devraient toujours être prêts, voire désireux de déléguer leurs pouvoirs à tout moment puisqu’ils sont mortels, dit simplement Cadfael. Oswin est devenu remarquablement adroit et précis avec les plantes médicinales ; je n’en aurais jamais espéré autant la première fois qu’il est venu me voir. Frère Edmond est maître chez lui et très capable de se débrouiller sans moi. Si le père abbé est d’accord, je suis votre homme. Tout ce dont je suis capable, je le ferai.
— Alors, soyez donc au château demain matin après prime, et on vous donnera un bon cheval.
Il savait que ce serait un attrait supplémentaire et un plaisir pour Cadfael, et il sourit en constatant à quel point il avait raison.
— Vous aurez, comme escorte, quelques hommes triés sur le volet, et pour le reste, tout tient à votre éloquence galloise.
— Voilà qui est bien vrai, approuva Cadfael, non sans complaisance. Quelques mots rapides en gallois valent mieux qu’un bouclier. Bon, j’y serai. Mais que les termes de l’échange soient notés noir sur blanc sur parchemin. Owain a l’esprit procédurier. Il aime que les documents soient sans ambiguïté.
Après prime, le lendemain matin – un matin plus gris que celui de la veille – Cadfael enfila un manteau et des bottes puis, traversant la ville, se rendit au château où les chevaux de l’escorte étaient déjà sellés et où les cavaliers l’attendaient. Il les connaissait tous, même le jeune homme que Hugh avait choisi comme otage éventuel pour le prisonnier ; tout devrait bien se passer. Il prit quelques instants pour aller dire adieu à Elis, qu’il trouva plutôt endormi dans sa cellule, et passablement morose.
— Souhaite-moi bonne chance, mon garçon, car je m’en vais voir comment on peut faire aboutir l’échange qui te concerne. Avec un peu de bonne volonté et un minimum de chance, tu seras peut-être sur le chemin du retour d’ici deux semaines. Je suppose que tu seras bigrement content de te retrouver libre, chez toi.
Elis acquiesça, puisque c’était évidemment ce qu’on attendait de lui, mais on ne peut pas dire qu’il y mit un enthousiasme immodéré.
— Mais dites-moi, il n’est pas encore certain que votre shérif soit prêt à être racheté ? Et même si c’est le cas, ça demandera peut-être un peu de temps pour le trouver et le sortir des griffes de Cadwaladr.
— En ce cas, il faudra que tu t’armes de patience, répliqua Cadfael, et tu resteras en captivité un peu plus longtemps.
— S’il le faut, je me ferai une raison, acquiesça Elis avec un peu trop de gaieté et d’enthousiasme pour quelqu’un qui devait être ordinairement aussi patient qu’un chat qui se brûle la queue. Mais je me fie à vous pour ne courir aucun danger inutile.
— Toi, évite de commettre des bêtises pendant que je m’occupe de tes affaires, conseilla Cadfael, résigné. Je transmettrai ton salut à Eliud, ton frère de lait, si je le rencontre... Je lui ferai savoir que tu es en bonne santé.
Elis accepta cette proposition, tout heureux, mais oublia grossièrement d’y ajouter un autre nom auquel ce message aurait tout aussi bien convenu. Et Cadfael, à son tour, s’abstint aussi de le mentionner. Il était déjà à la porte quand Elis le rappela soudain.
— Frère Cadfael...
— Oui ? dit-il, tournant la tête.
— La dame... Celle qu’on a vue hier... La fille du shérif...
— Eh bien ?
— Elle est fiancée ?
— Eh bien, se dit Cadfael, montant à cheval et récapitulant ce qu’il devait faire, entouré de sa petite troupe légèrement armée, une de perdue, dix de retrouvées, aucun doute là-dessus. Elle ne lui a jamais adressé la parole et n’a pas la moindre raison pour cela. Une fois chez lui, il l’oubliera vite. Si elle n’avait pas eu ces cheveux blonds aux reflets d’argent, si différents de ceux des Galloises, vives et brunes, il ne l’aurait jamais remarquée.
Cadfael avait répondu à la question du jeune homme avec une indifférence prudente, disant qu’il ne savait rien des projets qu’avait le shérif pour sa fille, et il s’abstint de formuler la mise en garde brutale qu’il avait sur le bout de la langue. C’était le genre de garçon à s’accrocher d’autant plus qu’on essaierait de lui dire qu’il faisait fausse route. S’il ne rencontrait guère d’obstacles, il se désintéresserait peut-être de la belle. Mais comment nier que la jeune fille avait une beauté éthérée, d’autant plus touchante qu’elle s’accompagnait d’un soupçon de gravité et de tristesse innocentes, causé par la situation de son père. Il importait que cette mission réussisse, et le plus tôt serait le mieux.
Sybilla, lady Prestcote, avait vingt ans de moins que son mari ; c’était une jolie femme, ordinaire, pleine de bonnes intentions envers tous ; elle avait surtout à son actif d’avoir réussi ce dont la première femme du avait été incapable : mettre un fils au monde.
Le jeune Gilbert avait sept ans ; c’était la prunelle des yeux de son père et le centre de l’univers pour sa mère. Mélisande se rendit compte qu’on l’aimait bien, mais qu’on la négligeait. Son petit frère, toutefois, était un bel enfant, et elle ne lui en voulait pas. Un héritier est un héritier ; une héritière, c’est la cinquième roue du chariot.
On avait fait au mieux pour rendre confortables les appartements dans la tour du château ; ils n’en étaient pas moins tristes, froids, pleins de courants d’air. L’endroit ne convenait guère pour y élever une famille. D’ailleurs il était exceptionnel que Sybilla et son fils viennent à Shrewsbury alors qu’ils avaient six châteaux plus agréables à leur disposition. Hugh leur aurait volontiers offert l’hospitalité dans sa maison en ville en ces circonstances angoissantes, mais la dame avait trop de domestiques, elle n’aurait pas pu les y loger tous ; aussi avait-elle préféré l’austérité de sa grande demeure lugubre dans la tour. Son mari avait l’habitude de l’occuper seul quand ses devoirs l’obligeaient à rester avec la garnison. Comme elle voulait le retrouver et s’inquiétait pour lui, elle était satisfaite d’occuper les aises qui revenaient de droit à son époux, malgré leur côté spartiate.
Mélisande aimait son petit frère et n’avait rien à reprocher au système selon lequel il hériterait toutes les possessions de son père. Elle n’aurait qu’une dot modeste. En fait, elle avait sérieusement envisagé de prendre le voile, laissant ainsi l’héritage Prestcote pratiquement intact. Elle aimait les autels, les reliques, les cierges qu’on allume à l’heure de la prière, mais il lui restait assez de bon sens pour savoir que tout cela ne constitue pas une vocation. Il y manquait un élément de révélation irrésistible, l’appel à une autre vie.
Mais le choc, l’émerveillement, le plaisir, la curiosité qui l’arrêtaient, tout hésitante, quand, franchissant le passage voûté, elle se dirigeait vers la salle des gardes, et tournait instinctivement la tête vers le prisonnier gallois dont elle sentait la présence toute proche et dont le regard noir, admiratif, croisait le sien, voilà qui était tout autre chose. Cela n’avait même aucun rapport avec la jeunesse et la beauté du garçon, non, ce qui l’émouvait si fort, c’était la façon dont il la fixait, comme s’il ne pouvait se détacher d’elle.
Elle avait toujours eu envers les Gallois, qu’elle tenait pour des sauvages mal dégrossis, un sentiment de crainte et de méfiance ; et soudain apparaissait ce beau jeune homme élégant dont les yeux brillaient et dont les joues s’enflammaient quand il croisait son regard. Elle pensait beaucoup à lui. Elle posait des questions à son sujet, attentive à dissimuler à quel point il l’intéressait. Et le jour même où on envoya Cadfael à la recherche d’Owain Gwynedd, par la fenêtre du haut, elle vit Elis que les jeunes soldats de la garnison avaient déjà à demi accepté ; il était nu jusqu’à la taille et s’essayait à la lutte à main plate avec l’un des meilleurs élèves du maître d’armes dans la cour intérieure. Il n’était pas de taille face au jeune Anglais qui avait l’avantage du poids et de l’allonge ; il chuta lourdement. Inquiète, pleine de sympathie, elle retint son souffle, mais il se remit vite sur pied, riant, essoufflé et vint frapper gentiment l’épaule du vainqueur.
Il n’y avait rien en lui, ni mouvement ni expression, qu’elle ne trouvât empreint de générosité et de grâce.
Elle prit son manteau et descendit silencieusement l’escalier de pierre puis se faufila vers le passage voûté qu’il devait emprunter pour se rendre à son logement dans la cour extérieure. Le soir commençait à tomber, chacun allait laisser de côté son travail ou ses loisirs et se préparer à souper dans la grande salle. Elis sortit du passage voûté, traînant un peu la jambe à la suite de sa chute ; il sifflait et le frémissement dû à une présence étrangère qui l’avait comme enchantée, eut à ce moment exactement le même effet sur lui.
Son sifflement mourut sur ses lèvres entrouvertes. Il resta là, parfaitement immobile, retenant son souffle. Ils se dévisagèrent intensément, incapables de détourner les yeux ; peut-être n’essayèrent-ils pas vraiment.
— Je crains que vous ne soyez blessé, monsieur, dit-elle, ayant remarqué le rythme irrégulier de sa démarche.
Elle remarqua qu’il frémissait de la tête aux pieds alors qu’il reprenait haleine.
— Non, dit-il, comme perdu dans un rêve, non, enfin je veux dire... c’est maintenant que je suis blessé à mort.
— Je crois que vous ne me connaissez pas encore, murmura-t-elle, émue, craintive.
— Oh si, je vous connais, affirma-t-il. Vous êtes Mélisande. C’est votre père que je dois racheter pour vous – au prix...
Eh oui ! A un prix terriblement élevé, les forçant à rompre l’union de leurs regards qui les poussait à se rapprocher. Puis leurs mains se touchèrent. Ils étaient perdus.